[FOCUS] DAVID AGIUS, OBSOLESCENCE IMMINENTE NÉCESSAIRE
Florian Gaité in Point Contemporain © 2017
« La science manipule les choses et renonce à les habiter »
Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit
De statistiques en savants calculs, la rationalisation mathématique du monde par la science conduit à une déréalisation généralisée, au décollement du monde et de la conscience qu’on en a. L’accumulation des valeurs numériques, aussi irréfutables qu’abstraites, souvent inintelligibles, dressent en effet comme un rideau de fumée qui tient à distance l’humanité et la plonge dans un déni de réalité. En réponse à ce réductionnisme global, David Agius se nourrit de ces données scientifiques pour mettre en forme des propositions plastiques où la poésie, l’humour et l’esthétique aménagent une voie d’accès sensible au réel, par laquelle réaffecter notre relation à lui.
Obsolescence imminente nécessaire prend la forme d’un tableau d’affichage mécanique, listant différents paramètres scientifiques (taux d’acidification des océans, biodiversité, ozone, déforestation…), les seuils de tolérance associés et les taux actuels relevés en 2017, déjà dépassés pour la plupart ou en passe de l’être. Pour décrire cet état d’urgence écologique, David Agius préfère l’ironie froide au ton alarmiste des discours moralisants, comptant davantage sur l’aspect autoritaire d’un bilan chiffré que sur la force persuasive d’un discours de culpabilité. La question du seuil, au coeur de ses recherches, est ici investie au sens de limite de viabilité, distinguant un fonctionnement respectueux des ressources et potentiels de la Terre d’un ordre mondial nocif, au rythme emballé, lancé dans une fuite en avant vers sa propre perte. A l’heure de l’anthropocène, où la planète est exposée au risque d’une « obsolescence imminente », David Agius retourne ici le langage numérique contre lui-même et répond avec dérision au constat d’un progrès technique devenu une menace pour l’humanité.
La forme d’un afficheur à palettes, caractéristique des réveils, des panneaux de scores sportifs ou d’informations dans les gares, superpose plusieurs imaginaires de façon à produire un complexe interprétatif avec un maximum de concision. Obsolescence imminente nécessaire évoque ainsi une course contre le temps et la possibilité (sinon la nécessité) d’un départ face à l’épuisement des ressources naturelles et aux ravages du changement climatique, la compétition sportive pouvant renvoyer pour sa part à la logique de concurrence débridée du capitalisme qui en est la cause. En écho à la macrostructure économique, son animation mécanique — le ballet incessant des palettes qui défilent — produit l’image d’une dérégulation généralisée, dont l’effet sonore appuie la dimension autoritaire, la froideur et le sentiment de son inéluctabilité.
David Agius fait enfin défiler de manière aléatoire ces données chiffrées pour en brouiller encore davantage la compréhension. L’inadéquation entre les paramètres, les limites posées et les taux relevés induit une vision erronée de l’état du monde, créant des visions de catastrophe (des limites excédées de 1000%) ou au contraire d’utopie (des taux raisonnables, voire parfaits). En déconstruisant le référent scientifique, il rend alors plausible cet ordre absurde et, par ce retour au réel, nous invite à un jugement critique : les compteurs sont dans le rouge, à nous désormais d’en prendre l’exacte mesure.